Le retour de la reine du foyer | 24 heures
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Le retour de la reine du foyer

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Illustration Christine Lemus

Je suis la première à fréquenter les sites comme celui de Marilou ou de Jacynthe René. Je ne sais pas pourquoi, mais on dirait que tous ces plats servis dans de la vaisselle vintage déposée «nonchalamment» sur du bois de grange m’apaisent. Au fond, ces sites ont pour moi la même fonction que la pornographie. Je regarde ça en sachant très bien que c’est de la science-fiction et que personne ne vit de même pour vrai. 

Un reach mirobolant 

Nous sommes des centaines de milliers à consommer régulièrement des sites comme Trois fois par jour, sur lequel règne la plus populaire des fées du logis, avec 275 000 abonnés sur Instagram. Chacune des publications de Marilou suscite un déluge de réactions de la part de son public, qui lui voue un amour sans borne. Par exemple, l’annonce de sa dernière grossesse a généré pas moins de 22 000 likes et 372 commentaires. 

Jacynthe n’est pas en reste. Ses recettes végétaliennes et conseils beauté bios, partagés quotidiennement sur la page Facebook Maison Jacynthe, ont attiré 94 000 fans à ce jour. L’art de tenir maison est plus populaire que jamais même si, statistiquement, le nombre de femmes au foyer est en baisse depuis 1976. Selon l’Institut de la statistique du Québec, le Québec est même la province où il y en a le moins avec 11 % de mères à la maison (par choix) recensées en 2015. 

Dis-moi comment tu tiens maison et je te dirai qui tu es 

Est-ce que des personnalités comme Jacynthe ou Marilou perpétuent cette idée qu’on essaie d’enfoncer dans la tête des femmes depuis 1950: dis-moi comment tu gères ta maison et je te dirai qui tu es? Même si tout ça est présenté sur fond blanc et passé à travers le filtre Amaro, il n’en demeure pas moins que c’est un modèle un brin asservissant pour la femme qu’on a présentement sous les yeux. 

 

Mais quel est-il, justement, ce mode de vie qu’on essaie de nous vendre à grands coups d’onguents bio et de linge de table immaculé? J’ai posé la question à Camille Robert, doctorante en histoire ayant consacré son mémoire de maîtrise aux travaux ménagers. Sans vouloir blâmer celles qui décident de faire une carrière avec l’art domestique, on décèle tout de même chez Marilou et Jacynthe une certaine valorisation de la reine du foyer. «L’image de la mère qu’elles essaient de nous vendre est celle d’une mère dévouée, présente, attentionnée, mais aussi d’une grande beauté physique. Ces filles correspondent aux standards de beauté et sont aisées financièrement.» Effectivement, elles ont souvent eu, au départ, quelqu’un derrière elles pour financer leur rêve ou, comme dans le cas de Marilou, elles bénéficient de fonds considérables émanant d’une précédente carrière. Elles s’expriment donc d’une position extrêmement privilégiée. Et ce rêve, cette façon de vivre dont on fait la promotion en buvant des smoothies à 10 piasses, n’est pas à la portée de toutes. On essaie de nous faire gober que vivre comme ça c’est simple, au fond, et que c’est un choix. C’est faux. 

Une certaine forme de retour en arrière? 

Camille Robert va plus loin et perçoit une forme de retour de la femme au foyer. «Plusieurs filles font aujourd’hui le choix de rester à la maison alors que leur chum travaille. Devant le manque d’accessibilité aux services de garde subventionnés et à cause du coût de la vie, ça devient un choix logique pour certaines d’entre elles.» Ce qu’on oublie, par contre, c’est que ces femmes-là se retrouvent souvent prisonnières de cette cage dorée qu’est la domesticité. «Ces filles-là se retrouvent à être dépendantes économiquement comme elles l’étaient dans les années 60.» 

À partir des années 70 et 80, les femmes ont été plus présentes sur le marché du travail. On se serait attendu à ce qu’elles se libèrent de toute la domesticité et de tout le fardeau du travail ménager, mais il n’en est rien. Maintenant, les femmes doivent performer au travail et dans leur vie sociale à l’extérieur de la maison. On reconduit différentes formes de pression à l’intérieur même du domicile familial, où la femme doit réussir parfaitement sa vie sexuelle, sa vie de couple, sa parentalité et, évidemment, sa domesticité. «J’ai l’impression que tous ces sites ne contribuent qu’à augmenter la pression que ressentent les femmes à être parfaites et dans la sphère privée et dans la sphère publique. La maison devrait être un safe space, un lieu de repos. Pas un autre endroit pour performer ta vie», croit Camille Robert. 

 

Mère ordinaire 

Bianca Longpré, qui surfe sur la vague de la mère indigne, a accepté de s’entretenir avec moi à propos de cette pression de performance que ressentent les femmes. J’avoue qu’avant de discuter avec elle, je pensais qu’elle faisait la promotion des mêmes valeurs que nous proposent Marilou et Jacynthe, qui n’ont pas donné suite à mes demandes d’entrevue. C’est que derrière l’image de la mère indigne se cache aussi une certaine pression, celle de se conformer à un anti-modèle. Et Bianca en est très consciente. «Je ne pensais jamais que parler de ma vie de mère ordinaire deviendrait un métier. Mais je sais très bien que je parle de ménage pis de lavage pis des enfants pis qu’en ce sens, rien n’a changé tant que ça depuis les années 50. Mais au moins je parle de ma vraie vie. Ce n’est pas stagé.» 

Avec ses 176 000 fans Facebook et des spectacles à la grandeur du Québec, Bianca est à même de constater que c’est encore les mères qui, majoritairement, se tapent l’ouvrage en plus de travailler. Elle est aussi consciente qu’elle s’exprime d’une position privilégiée. «Je ne me cache pas de ça. Je considère qu’on est une famille «riche», c’est-à-dire qu’on ne manque de rien. Mais je viens d’une famille qui vivait de l’aide sociale alors, peu importe comment je gagne par année, je me rappelle de ça. Oui, mes REER sont pleins, mais ma vie de tous les jours est ordinaire.» Bianca confie faire attention de ne pas mettre de pression sur les mères qui la suivent et se défend d’avoir une vie parfaite et d’habiter dans un château. «Moi ma clôture est tombée chez le voisin. Pis quand ils viennent faire des shootings chez nous, je capote parce que je n’ai même pas de meubles pour mettre mon vidéo. Ma maison ressemble à la majorité des maisons. Mais peut-être que, sans m’en rendre compte, ce que je mets sur les médias sociaux contribue aussi à exercer une pression sur certaines filles. Je veux dire, moi la première je regarde les photos de Marilou et je me sens innocente. Je pensais qu’elle prenait ça elle-même avec son téléphone. Je ne savais pas jusqu’à tout récemment qu’il y avait toute une équipe derrière elle, alors imagine les gens qui ne font pas partie de ce milieu-là.» 

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Posted by Facebook on Friday, December 5, 2014

Performer sa vie domestique 

Que ce soit Jacynthe, Marilou ou Bianca Longpré, ces filles-là tentent toutes, de façon plus ou moins différentes, d’amener leurs followers à exercer un contrôle et à avoir du pouvoir dans une sphère qui est la maison. Mais c’est exactement le discours qu’on tenait aux ménagères des années 50 et 60. «Tenez bien votre maison, vous êtes la reine du foyer.» Sauf qu’au lieu d’avoir une robe à crinoline comme dans les années 50, on s’habille tout en blanc en faisant une batch de biscuits au chocolat. Certains diront que la figure de la mère ordinaire tempère tout ça, mais reste que le modèle de la mère parfaite et de la mère indigne sont les deux seuls proposés aux femmes. Il n’y a pas de place pour le paradoxe et la nuance. Tu ne peux pas être entre les deux. Tu es soit l’une, soit l’autre. 

Et il y a cette culture de la comparaison, aussi. Ce n’est pas d’hier que les femmes mesurent leur valeur en se comparant aux autres. Avant, on se comparait à ses voisines. C’était à celle qui avait la maison la plus propre et les enfants les mieux peignés. Mais avec les médias sociaux et ces sites d’art domestique est venue une pression constante de s’exposer. «Avant, tu ne prenais pas le temps de prendre une photo de la compote de pommes que tu venais de préparer pour la poster sur Instagram. Maintenant, le jeu des comparaisons est next level», raconte Camille Robert. Oui, tout est désormais très mis en scène. On doit montrer au monde entier qu’on est donc une bonne mère, une bonne cuisinière et qu’on a donc du goût en déco. 

Illustration Christine Lemus

Pis les hommes? 

D’emblée, ces sites excluent les hommes de l’équation ménagère. Camille Robert évoque la fameuse charge mentale pour expliquer l’absence de la gent masculine dans leur contenu. «Est-ce que les hommes en général se demandent aussi souvent et de façon aussi constante s’ils sont des bons pères, s’ils sont assez présents, s’ils cuisinent des repas d’assez grande qualité pour leurs enfants? Tout ça est le fruit de la construction sociale des sexes et du rôle que chacun aurait à jouer dans la sphère domestique.» D’un bord, on a encore l’homme pourvoyeur qui sort les vidanges le vendredi matin et de l’autre, la femme qui veille au bon fonctionnement de la maisonnée et qui s’assure que les chemises sont plus blanches que blanches. 

Bianca Longpré va dans le même sens. «J’ai l’impression que même si je travaille comme une déchaînée, les responsabilités familiales me reviennent.» Quand je lui demande si on n’est pas un peu tannés que les hommes soient décrits comme des niaiseux incapables de faire quoi que ce soit, elle rétorque que, même si ce qu’elle dit dans ses spectacles est exagéré, c’est quand même ce que vivent la majorité des filles qui la suivent. «En spectacle, je demande qui s’occupe des tâches ménagères. Je leur fais lever la main. C’est plus que le trois quarts de la salle qui lève sa main! Et quand je demande si des filles font le lunch de leur chum, le matin, avant de partir travailler, c’est la même affaire. On est encore là, qu’est-ce que tu veux que je te dise? Mais non, je ne pense pas que les gars sont niaiseux. Je pense juste qu’on a encore beaucoup de chemin à faire si on veut que ça change.» 

Le paradoxe, c’est que je demeure quand même fascinée par ces sites-là. Jacynthe, Marilou et Bianca Longpré nous offrent des modèles qui nous repoussent parfois comme féministes, mais qui nous attirent en même temps. On a eu toute une socialisation qui tend vers ce genre de modèle. Alors c’est excessivement difficile de résister et de ne pas aspirer à ça. Donc moi aussi, parfois, je veux faire des barres tendres dans l’allégresse et en portant une robe de maison. Mais l’affaire, avec toute cette marchandisation de la domesticité, c’est que ce qui va moins bien n’est pas nécessairement montré. C’est un peu comme si tout ce qui est négatif n’existe pas. Elles en parlent très peu, ou du bout des lèvres. Et quand elles en parlent, c’est encore une fois mis en scène. Montrer aussi les imperfections serait peut-être une façon de faire la paix avec notre reine du foyer intérieure.

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