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On peut plus rien dire, vraiment?

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Illustration, Philippe Melbourne

Tout récemment, Karine Richard a voulu dénoncer une possible arnaque amoureuse sur Facebook. Elle a partagé des captures d’écran où on pouvait lire un échange entre elle et un enquiquineur d’origine tunisienne. Leur conversation, assez drôle avouons-le, a été partagée allègrement sur les médias sociaux. Sauf que rapidement, des internautes ont crié au racisme. Les captures d’écran ont même circulé sur un forum de discussion tunisien. Depuis, Karine Richard reçoit des insultes et des menaces de mort et a même dû aller se défendre d’être raciste au micro de Paul Arcand. Ce qui se voulait au départ une initiative humoristique pour dénoncer les arnaques amoureuses sur le web a pris des allures de lynchage public.

Karine Richard n’est pas la seule à avoir essuyé de la haine après une sortie virtuelle qui se voulait anodine. J’ai déjà goûté à cette médecine plusieurs fois. Même qu’au moment d’écrire ces lignes, une petite voix au fond de moi chuchote que c’est sûrement une fausse bonne idée que d’aborder ce sujet dans l’espace public pour une énième fois. Chat échaudé craint l’eau froide.

En même temps, il y a une partie de moi qui se dit que l’autocensure par crainte des représailles est sans doute le pire ennemi de mon métier.

Été 2017. Je suis en pleine session d’écriture pour le théâtre. J’adapte mon livre La déesse des mouches à feu pour les planches du Quat’Sous. L’héroïne de mon histoire, Catherine, 14 ans, tient des propos sexistes, racistes et homophobes. Alors que je ne m’étais jamais posé la question en écrivant mon roman, en 2013, j’ai senti qu’on pourrait cette fois me le reprocher.

Pendant le processus de création, on a effectivement remis en question l’utilisation de certains termes, comme kawish (terme vraiment wrong pour désigner les Autochtones), et on m’a demandé si c’était bien nécessaire. Oui, ce l’était. Parce que la fiction et l’art sont censés être les reflets de la société dans laquelle on vit. Et du monde tout croche avec plein de préjugés, il y en a en masse. Alors que la fonction même de ce genre de personnage en fiction est de rappeler au public que ça existe, je trouverais peu judicieux, comme artiste, de les biffer de mon travail.

«On ne peut plus rien dire» est une phrase que j’entends de plus en plus régulièrement autour de moi. Je flirte moi-même assez souvent avec cette idée, cette impression d’être plongée dans une ère de rectitude où celui ou celle qui ose partager son opinion ou se placer en porte-à-faux de certaines idées risque la condamnation à mort par le tribunal populaire. Mais à bien y réfléchir et en interrogeant des gens à la langue bien pendue, rien n’est moins sûr.

Évidemment, il se peut que l’homme blanc de 50 ans sente qu’il ne peut plus, du haut de son privilège, se prononcer sur quoi que ce soit sans se faire lyncher. Ce à quoi je lui répondrai, un peu à la blague bien entendu, que ça fait 2000 ans qu’il a le crachoir et qu’il peut bien se fermer la trappe pour un petit bout. Par contre, il y a beaucoup d’hommes blancs de 50 ans dont je respecte l’opinion, et ce même si je ne la partage pas toujours. J’ai eu envie de jaser avec l’un d’eux de cette impression qu’on ne peut plus rien dire sur Facebook. N’écoutant que son courage, l’écrivain Patrick Senécal m’a avoué avoir arrêté d’y débattre, n’en pouvant plus du climat agressif . «Je me prononce maintenant que sur des sujets assez safes, genre j’ai aimé telle série ou pas. J’ai eu assez de débats qui prenaient des proportions épouvantables, où il n’y avait plus de nuance, ou c’était “crois ou meurs”. Ça ne se peut pas sur Facebook avoir des débats de fond. C’est une suite de monologue, de déclarations-chocs où chacun pense à ce qu’il va répondre sans se servir de la réflexion de l’autre pour nourrir la sienne. Donc maintenant, je préfère me taire.»

Photo courtoisie

Oui, il règne sur les médias sociaux un certain de régime de terreur. Et penser aux messages de haine, aux menaces et aux propos à caractère sexuels qui s’entassent dans ma messagerie privée me conforte dans cette idée. Paradoxalement, à nul moment dans notre histoire la parole n’a eu autant d’espace pour se démocratiser et se déployer. Les médias sociaux ont libéré la parole de beaucoup de personnes et ont été le terreau de véritables révolutions. Pensons notamment au mouvement #metoo, au printemps érable ou à ces manifestations solidaires spontanées en marge de violents attentats. L’opinion n’est désormais plus l’apanage d’une certaine élite intellectuelle, elle appartient aussi au «vrai» monde. Et en ce sens, c’est formidable.

Il est par contre un peu utopique de penser que cette possibilité qu’ont monsieur et madame tout le monde de s’exprimer sur différentes plateformes ne mènera pas à des dérapages sporadiques. Mais «la surexpression propre à notre époque a plus de bons côtés que de mauvais», pense néanmoins la chroniqueuse Manal Drissi, qui deal avec des commentaires racistes et sexistes sur une base quasi quotidienne. «Je dirais que je tourne plus longtemps ma langue dans ma bouche, que j’évite certains sujets si j’ai pas le temps ou l’énergie de gérer le backlash, mais que si j’y tiens je vais en parler pareil. Le gros désavantage de ça, c’est que la marde est toujours pognée alors on marche sur des œufs.»

Encore une fois, on revient à cette notion d’autocensure qui me désole tant. Combien de statuts Facebook et de chroniques m’empêche-je désormais d’écrire parce que je n’ai pas envie de gérer «le après», parce que je ne me sens pas assez forte pour encaisser les insultes ou aller me justifier à la télévision ou la radio. Trop.

L’auteure et chroniqueuse Marilyse Hamelin affirme que la violence qui règne sur les médias sociaux, notamment envers les femmes, est directement liée à cette censure. «J’ai rarement vu un chroniqueur se faire menacer de viol en représailles à une chronique qui fâche. Cela génère de l’autocensure, particulièrement chez les femmes, ces voix qui ne sont pourtant pas assez entendues dans les médias (28 % seulement de femmes citées ou interviewées en 2016 dans La Presse). On ne veut pas que les femmes se taisent ou s’autocensurent et c’est pourtant ce qui se passe. Une fois cela dit, je pense qu’il faut dire ce qu’on a à dire et assumer.»

Photo courtoisie

Dire ce qu’on a à dire et assumer, un point de vue que partage Véronique Grenier, auteure et professeure de philosophie au cégep de Sherbrooke. «Je trouve qu’il faut faire attention avec “on ne peut plus rien dire”. On peut le faire, mais oui, y’a le risque de se faire caller out plus vite et plus fort qu’avant. Ça reste toutefois fatigant de devoir se justifier constamment. Mais c’est aussi ça, la liberté de s’exprimer et d’avoir le privilège de disposer d’espaces pour le faire: ouvrir le débat, la discussion.»

Assumer de déplaire, voilà peut-être la voie à suivre si l’on veut participer de façon active aux débats publics. Mais c’est difficile d’en arriver à un tel état de zénitude, car cela vient jouer en plein dans notre ego. Et le mien est quand même grand, je dois bien l’avouer. Je ne sais pas si je serai capable un jour de développer une armure assez étanche pour résister aux haters. Mais je sais qu’une fois ce besoin d’être aimée ou validée écarté de l’équation, prendre la parole en public revêtirait une tout autre dimension. Il serait alors possible de m’avancer dans le débat avec une autre attitude, c’est-à-dire en acceptant que tout le monde ne peut pas être d’accord avec moi et qu’il y a certains sujets qu’on ne peut plus aborder de la même façon qu’avant. En fin de compte, ceci est une bonne chose. L’affirmation «on ne peut plus rien dire» n’a pas vraiment de sens, finalement. On peut tout dire, c’est juste la façon de le dire qui a changé. La parole appartient désormais à tous. Et quand on distribue des claques, il faut aussi parfois s’attendre à en recevoir.

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