L’héritage de Fredy

En août 2008, le quartier Montréal-Nord se transforme en champs de bataille, au lendemain de la mort de Fredy Villanueva, 18 ans, abattu par la police. Des émeutes sans précédent éclatent alors et braquent les projecteurs sur de vives tensions entre les policiers et la population. Une décennie plus tard, nous sommes retournés sur le terrain rencontrer certains acteurs de l’époque.
La fête de mon frère
HUGO MEUNIER
Dimanche soir, le 10 août 2008. On souligne l’anniversaire de mon frère Philippe chez mes parents. J’ai oublié ce qu’on mangeait, mais on buvait comme des Polonais. C’est souvent le cas dans ma famille, on est du monde festif. Il commençait à se faire tard quand la sonnerie Marimba de mon vieux Blackberry s’est mise à résonner.
Sur l’afficheur, le numéro de la job, La Presse à l’époque.
Oh-oh.
Un appel de l’usine pendant mes congés avait historiquement été pour moi une source d’angoisse.
En 2006, ça m’avait mené en pleine guerre au Liban. Un an auparavant, je m’étais ramassé incognito au mariage de Justin Trudeau. Une idée du rédac-chef, jaloux de l’exclusivité du mariage octroyé au magazine La Semaine.
Mais ce soir-là, c’était Philippe Cantin au bout du fil. Le boss de mon boss, alors en vacances aux Îles de la Madeleine comme tous les patrons de presse de l’hémisphère-nord.
«Hugo, ouvre ta télé à LCN!», s’énerve alors anormalement le d’ordinaire stoïque Cantin.
Sur la plasma familiale, l’hélicoptère TVA survole Montréal-Nord.
Les images à l’écran sont hautement inhabituelles : incendies, voitures renversées, attroupements, pillages, gyrophares. À bord de l’hélico, le journaliste Maxime Landry semble lui-même un peu dépassé par les propres images qu’il captait du haut des airs.
«Faudrait que tu te rendes là-bas le plus vite possible», m’ordonne Philippe Cantin, me ramenant à la réalité.
Je suis pompette, mais pas question de suivre un tel évènement de mon salon.
Un père policier aura au moins contribué à me sensibiliser aux dangers de l’alcool au volant, je bum un lift à mon collègue-chroniqueur Lagacé, avant de mettre le cap vers Montréal-Nord.
Mon petit frère Philippe m’accompagne. Il insiste. C’est sa fête après tout.
En chemin, je repense à l’alerte reçue la veille sur la pagette (oui, je suis vieux de même) de la police. À l’époque, tous les journalistes affectés au beat des faits divers en traînait une dans sa poche.
Le message disait en substance que des policiers avaient été encerclés dans un parc de Montréal-Nord et que des coups de feu avaient été échangés. Un jeune homme avait été tué, sous les balles d’un agent du SPVM.
J’aurais dû me douter que les choses allaient s’envenimer. Avoir su, j’aurais limité ma consommation d’alcool au moins. C’est le métier qui rentre, que je me dis.
Par chance, il n’y a rien comme des émeutes pour te dégriser un homme rapidement.
Je l’expérimente dès qu’on gare la voiture en bordure des boulevards Langelier et Maurice-Duplessis. Impossible d’aller plus loin de toute façon.
Une voiture de police semble abandonnée au milieu de l’intersection. Deux policiers sont retranchés derrière l’autopatrouille. Il y a des incendies de chaque côté du boulevard et des attroupements. Plusieurs commerces sont pillés. L’odeur du propane me prend au nez.
POW! POW! POW!
Des coups de feu déchirent cette vision chaotique. Des vrais coups de feu, pour la première fois de ma vie. Ça ne sera pas la dernière, mais ça je l’ignore encore.
Me découvrant live un côté chicken, je me réfugie à toutes jambes sur le côté du commerce, à l’instar d’une foule de badauds, sans me soucier ni de mon frère ni personne. Sur le Titanic en train de couler, je me serais certainement faufilé sur une chaloupe déguisé en fille.
Caché contre le mur, je reconnais plusieurs collègues, qui, comme moi, découvrent à la dure des choses qui ne se produisent pas juste dans une banlieue parisienne.
Soudain, une autre autopatrouille déboule sur Langelier, pour s’immobiliser à la hauteur de l’autre véhicule garé. Les deux flics cachés derrière la portière grimpent à bord et la voiture repart aussitôt en trombe à reculons.
Des cris de joie retentissent. La police a été chassée.
Les émeutiers, victorieux, se déplacent ensuite vers l’est.
Le quartier est à eux, pour quelques heures.
Un peu plus loin, des jeunes mettent le feu à des bonbonnes de propane, ce qui provoquent de violentes explosions. Des scooters sont utilisés pour transporter le carburant et ainsi alimenter les feux qui flambent dans tout le secteur.
C’est mon frère qui remarque d’abord ce modus operandi. Je note l’information, avant de remarquer la bière dans ses mains.
«Qu’est-ce que tu fous avec une bière??»
-«le dépanneur est défoncé et un gars vend des bières à l’unité pour 1$», me répond calmement mon frère, déterminé à poursuivre son anniversaire malgré les évènements.
Mon frère complice des émeutiers...
J’ai pas le temps de lui donner une leçon d’éthique (déjà que l’avoir trainé là est limite) parce que les flammes commencent à ravager un immeuble commercial situé au coin des rues Rolland et Arthur-Chevrier, à un jet de pierre de l’endroit où Fredy Villanueva est mort la veille.
Le feu commence à ronger un magasin nommé La flamme du dollar mais je suis trop dans le jus pour trouver ça drôle sur le coup.
Comme les émeutiers empêchent les pompiers de sortir de leur caserne, à l’angle Pascal et Rolland, les brasiers illuminent à ce moment la nuit par dizaines.
Un peu plus tard, je m’entasse avec quelques collègues dans la voiture de Lagacé pour faire le point et comparer nos notes. Personne ne se formalise trop de la présence de mon petit frère sur la banquette arrière.
J’apprends que des journalistes ont été pris à partie par les émeutiers, dont le photographe de La Presse Robert Skinner, qui s’est fait fracasser une bouteille de bière sur la tête, avant de se faire voler son matériel.
L’article est finalement sorti en Une de l’édition du lendemain.
«Montréal-Nord s’embrase.»
À mon réveil, je suis retourné dans le quartier pour faire un suivi. Les rues de Montréal-Nord, désertes et silencieuses, ressemblaient à un lendemain de Saint-Jean-Baptiste ou de défilé de la Coupe Stanley. Tous les abribus des environs semblent avoir été fracassés.
Les policiers avaient repris le contrôle et quadrillaient, nombreux, le secteur.
Après quelques jours de couverture à chercher des causes et des solutions dans un derby de points de presse organisés dans les locaux de l’organisme d’aide alimentaire Les Fourchettes de l’espoir, les médias ont graduellement commencé à plier bagage. La vie continue après tout et Céline et Ginette faisaient brailler le monde en chantant Un peu plus haut sur les Plaines moins de 10 jours plus tard.
Avec le recul, c’était pour moi d’abord un trip de journaliste. La preuve, je vous en parle encore aujourd’hui, quasiment comme un vétéran de guerre. Une guerre rapide, mais sans précédent dans les rues de la ville. Les gens qui l’ont vécue se comprennent là-dessus.
À commencer par mon frère Philippe, qui n’oubliera jamais son 27
anniversaire.