6 mois chez les monstres

C’est un homme à la stature imposante qui prend place sur la chaise brimbalante du local. Une table basse sur laquelle repose une boîte de Kleenex et un meuble de bois vraisemblablement rescapé d’un sous-sol d’église composent le mobilier de la pièce exiguë.
Nous sommes quatre à nous y entasser pour écouter l’histoire de Normand*, un délinquant sexuel récemment sorti de prison. Ça sent le renfermé. C’est Julie, intervenante, qui mènera le bal. Nous, les bénévoles, sommes là pour écouter.
Ce jour-là, immense sur sa petite chaise, je me rappelle avoir pensé qu’il n’avait pas l’air de «ça». Oui c’est cliché. Et non, les hommes qui se retrouvent ici n’ont pas un post-it dans le front avec «agresseur sexuel» écrit dessus. Le gars que j’ai devant moi pourrait être mon père ou mon oncle. Il est dans la soixantaine, paraît bien, est éduqué, s’exprime avec aisance... et est végétarien. On est loin du bonhomme un peu louche qui conduit une «rapevan».
Le bénévolat le moins sexy
Été 2017. C’est via un groupe Facebook que je découvre les Cercles de soutien et de responsabilité du Québec. L’organisme communautaire cherche alors des bénévoles pour accompagner des délinquants sexuels qui sortent de prison. Je me demande qui peut bien avoir envie d’aider des hommes qui ont agressé, violé et, parfois même, tué des femmes et des enfants. Intriguée, je pose aussitôt ma candidature pour devenir bénévole.
Le coordonnateur, André Maillard, répond en quelques minutes. Il me donne rendez-vous la semaine suivante dans les locaux du Cercle, quelque part dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal. Pour des raisons de sécurité, mais aussi parce que l’organisme désire rester discret, l’adresse ne sera pas dévoilée. «On ne cache pas aux voisins ce qu’on fait. D’ailleurs, notre nom est inscrit sur une affiche près de la porte d’entrée. Mais on ne le crie pas sur les toits non plus», dit André.
Les bureaux sont situés dans une bâtisse défraîchie. C’est connu, dans le communautaire, on ne roule pas sur l’or. D’ailleurs, j’apprendrai que leurs subventions gouvernementales ont été amputées pendant quelques années, menaçant la survie de l’organisme. «Pendant cette période, nous avons continué à voir certains membres dont les besoins et le risque de récidive étaient plus grands.», expliquera Julie Lafrance, adjointe à la coordination et intervenante, lors de la journée de formation des bénévoles. Heureusement, l’État a décidé de réinjecter des fonds dans le CSRQ puisque des «recherches récentes ont démontré que le taux de récidive sexuelle des hommes participants aux cercles de soutien est de 80% inférieur à celui des délinquants qui ne participent pas»*.
«Pourquoi tu veux faire ça?», me demande le coordonnateur André, avec son accent français. Je me suis préparé à cette question. Je ne vais pas lui dire tout de suite que je suis en mission journalistique pour documenter mon expérience comme bénévole auprès d’un agresseur sexuel. J’ose donc une réponse me permettant de conserver ma couverture. «Personne n’est un monstre 24 heures sur 24.» Cette phrase, je me la répéterai souvent au cours des mois que durera mon expérience. Après une heure de discussion, où on a parlé de mon parcours académique, de ma vie de famille et de justice réparatrice, André m’invite à participer à la formation des bénévoles.
Février 2018. L’hiver s’est installé lorsque je pousse à nouveau les portes du CRSQ. C’est aujourd’hui qu’on me forme pour devenir bénévole.
Mars 2018. Je pénètre dans les locaux du CSRQ, cette fois à titre de bénévole. Je suis fébrile. Assise au bureau d’André, je dois lire en entier le dossier criminel du membre avec qui on désire me jumeler. Cette étape fait partie des conditions sine qua non si l’on veut participer à un cercle. «Le bénévole doit être à l’aise. Parfois, il arrive qu’on se sente incapable de dealer avec certains crimes. Il vaut mieux le faire savoir afin que le jumelage entre le membre et les bénévoles se fasse de façon adéquate», explique André. J’ai déjà spécifié que je ne serais pas confortable de participer à un cercle où le membre aurait agressé un enfant de moins de trois ans, soit l’âge de mon fils à ce moment-là.Je parcours le dossier criminel bien garni de Normand. Derrière les pages noircies d’horreur de son dossier suintent les traces indélébiles d’une enfance malheureuse marquée par les abus psychologiques et physiques.
Après avoir lu les rapports rédigés par les fonctionnaires de Service correctionnel Canada et consulté les évaluations psychologiques, j’accepte d’accompagner Normand pour une durée d’un an. J’ai un peu le vertige. Un an, c’est long. Je signe tout de même le formulaire d’engagement et me présente au premier cercle la semaine suivante.
13 mars 2018. Il est là, devant nous, sur la petite chaise brimbalante. Son regard fixe le sol. Je comprendrai plus tard que c’est parce que son père ne l’autorisait pas à le regarder dans les yeux. Ses vêtements bon marché jurent avec ses bonnes manières. Normand a été élevé dans un quartier cossu de l’ouest de l’île et a œuvré toute sa vie dans le milieu de la restauration haut de gamme.
C’est Julie qui brise le silence. Chaque cercle débute par une discussion plus générale où les membres parlent de ce qu’ils ont fait la semaine précédente. «C’est une façon de se connaître un peu et de partager le quotidien», m’a expliqué un peu plus tôt Julie. «On cherche à reconnecter les membres avec la communauté, avec la vie de tous les jours», m’a appris André lors de notre première rencontre.«Moi, j’ai été dans un party de famille et j’ai trop mangé», confie l’intervenante. Marie, une mère de famille d’origine africaine nouvellement arrivée au Canada et étudiante en criminologie, parle pour sa part de ses examens de mi-session. J’évoque la pièce de théâtre que je suis en train d’écrire. Je vois les yeux de Normand s’illuminer. «J’ai déjà été un grand lecteur. De poésie surtout. Je connais Émile Nelligan par cœur.» Il me récite un bout du Vaisseau d’or. J’en profite pour le questionner sur ses livres préférés. «Je ne lis plus. Je n’ai plus de passion. J’attends de mourir.»
Je trouve ça épouvantablement triste. Julie, habile, saisit la balle au bond et le questionne sur ce désir de mort. Normand se referme. «J’aime pas ça les questions. J’aime mieux décider de quoi je parle ou non.»
La rencontre se poursuit. Normand nous raconte sa vie passée à travailler en restauration. Il a beaucoup voyagé à travers le Canada. J’ai longtemps été serveuse. Je lui raconte la fois où un client américain a demandé une bavette de bœuf bien cuite et que le chef du restaurant dans lequel je travaillais a refusé de lui servir cette cuisson. Moult anecdotes culinaires s’en suivent. Un lien se crée dans la banalité.
Lentement, j’oublie qui j’ai en face de moi. J’oublie que cet homme a agressé des gens, dont un enfant, et me concentre sur l’être humain qu’il est. Je me dis que, dans une autre vie, j’aurais pu être amie avec Normand. Je m’imagine sans difficulté boire un verre de rouge avec lui et discuter du dernier restaurant où on a aimé aller manger. Mais on ne fera jamais ça puisque, pour des raisons évidentes, les contacts entre les bénévoles et les membres en dehors des cercles sont interdits. Je sors de mon heure de bénévolat troublée. Je n’en reviens pas d’être arrivée à mettre de côté si vite les crimes pour lesquels Normand a été incarcéré.
Les rencontres se poursuivent une fois par semaine. Le modus operandi demeure le même. L’autre bénévole et moi racontons notre semaine, Julie enchaîne. Après, c’est au tour de Normand de parler. Normalement, l’un des objectifs des cercles est de parler des crimes commis par le délinquant. Je sens que c’est un sujet épineux pour Normand. Et comme il n’aime pas qu’on le pousse ou qu’on lui pose trop de questions, on le laisse aller. Il tourne autour du pot, se trouve des excuses, parle de son enfance malheureuse marquée par les abus de son père et jure ne pas être un pédophile. Il nie catégoriquement avoir une attirance sexuelle pour les enfants, allant même jusqu’à prétendre qu’il n’a pas eu droit à des évaluations psychologiques justes.
Normand n’a pas le droit d’aller dans un parc ou de circuler près d’une école ou des terrains de jeu. Il n’a pas le droit non plus de côtoyer des enfants ou d’exercer un métier où il pourrait être en contact avec l’un d’entre eux. Ça le dérange. Il se sent entravé dans sa liberté. «C’est arrivé juste avec mon neveu, pis c’était pour me venger de mon père. Je ne fantasme pas sur les enfants.» Honnêtement, à ce moment-là, je ne sais pas si je le crois. La bénévole en moi lui donne le bénéfice du toute. La mère de famille, moins.La dernière fois que j’ai vu Normand, on est sorti manger une crème glacée. J’ai pris une crème molle trempée dans les bonbons multicolores. Normand n’a rien commandé. Il a prétexté avoir mangé une crème glacée le matin même. Je pense que c’est parce qu’il n’avait pas d’argent. C’est extrêmement difficile quand on a un dossier pour ce genre de crime de se trouver un emploi et les bénévoles n’ont pas le droit de payer quoi que ce soit à un membre. Pour le moment, Normand fait du travail communautaire. Il n’entrevoit pas vraiment d’avenir pour lui et passe l’essentiel de ses journées à marcher dans Hochelaga.
C’est que Normand a désormais quitté sa maison de transition. Il habite un petit appartement en haut des locaux du CRSQ. Mais, depuis la fin juin. Normand ne veut plus participer au cercle. Je ne comprends pas trop pourquoi. Julie et André non plus. Ça fait maintenant deux mois que nos rencontres ont cessé. Aux dernières nouvelles, André était supposé discuter avec lui afin d’essayer de comprendre pourquoi il ne désirait plus partager cette heure hebdomadaire avec nous.
Je pense souvent à Normand. Je l’ai rencontré, l’autre jour, dans une fruiterie rue Ontario. J’achetais du basilic et des tomates. Lorsqu’il est arrivé à ma hauteur, il a baissé les yeux. J’aurais eu envie de l’inviter à partager la salade de tomates et de mozzarelle que je m’apprêtais à préparer. Mais je n’ai pas le droit. J’attendrai donc de savoir si Normand retrouve son désir de participer à notre cercle. S’il le veut bien, j’ai bien l’intention de l’accompagner jusqu’au bout.
Parce que comme je disais à André six mois auparavant, personne n’est un monstre 24 heures sur 24.
Épilogue
- [1] Afin de protéger l’anonymat du membre, nous avons modifié son prénom.
- [2] https://www.cercledesoutien.org/