Un entrepreneur poursuit l’entreprise de masques Bigarade

Problèmes de gestion, refus de paiements et conditions de travail difficiles. L’entreprise Bigarade, qui s’est lancée dans la production de masques en pleine pandémie de la COVID-19, n'aurait pas été en mesure de répondre aux attentes de ses fournisseurs et de ses clients, selon une poursuite intentée récemment contre Literie Fine Bigarade et Geneviève Allard-Lorange.
L’entrepreneur montréalais Dominic Gagnon réclame pour près de 400 000$. M Gagnon lui aurait fourni un soutien financier et entrepreneurial pour la production de centaines de milliers de masques, dont plusieurs n’ont pas pu être rendus.
Depuis ses débuts en 2014, l’entreprise de Geneviève Allard-Lorange se targue de produire localement de la literie écoresponsable de qualité. Elle a pignon sur rue dans Hochelaga depuis avril 2016, mais opère aussi une boutique en ligne.
Dominic Gagnon parraine régulièrement de petites entreprises par l’entremise de Adopte inc. Gagnon allègue qu'il aurait conclu, le 9 avril dernier, une entente avec Geneviève Allard-Lorange pour que celle-ci puisse répondre à la demande grandissante. M. Gagnon allègue avoir ensuite embauché 15 employés, mis sur pied un centre d’appel et conçu un plan marketing pour aider Mme Allard-Lorange, qui avait alors promis à ses clients des masques approuvés pour le travail en milieu hospitalier.
En seulement un mois, selon la poursuite, les ventes de masques ont atteint les 1 643 322,75$. Par contre, la petite équipe n’aurait pas réussi à produire plus de 15 000 masques par semaine, alors qu’elle en avait promis entre 100 000 et 300 000.
Des paiements récupérés
Mme Allard-Lorange aurait, selon la poursuite, tardé à payer et même refusé de payer Dominic Gagnon, pour finalement lui fournir un paiement de 161 475,62$ par chèque. Dix jours après avoir encaissé la somme, Dominic Gagnon allègue avoir constaté que le montant avait été repris à même son compte en banque chez Desjardins. Geneviève Lorange aurait faussement prétendu, selon la poursuite, avoir été victime de fraude, ce qui aurait permis à la Banque CIBC de lui restituer les fonds.
Campagne de publicité
Les «bigamasques» ont bénéficié d’une grande visibilité dans les médias depuis le début de la pandémie. Un directeur des communications qui préfère garder l’anonymat a été embauché pour mousser les ventes. «J’avais un contrat qui allait du 10 avril au 10 mai, nous a confié l’homme en entrevue. On a réussi à avoir de nombreuses entrevues grâce à moi. Elle me doit encore plus de 10 000$.»
Mardi soir, Geneviève Allard- Lorange annonçait la fin de Literie Bigarade sur la page Facebook de l’entreprise. De nombreux commentaires de clients insatisfaits demandant livraisons ou remboursements se déclinaient sous la publication. Jointe au téléphone, elle nous a affirmé vouloir se concentrer uniquement sur le commerce des masques et d’autres marchandises à vocation «médicale».
Elle admet tout de même que son entreprise a connu des problèmes d’approvisionnement. Elle n’a pas voulu faire de commentaires sur des cas précis pour ne pas nuire au processus judiciaire.
Des conditions de travail difficiles
Durant les deux dernières semaines, nous avons récolté douze témoignages de personnes qui ont déjà travaillé pour Bigarade et qui nous ont rapporté une ou des expériences négatives psychologiquement ou financièrement.
Selon les témoignages, Geneviève Allard-Lorange aurait engagé des personnes qu’elle pouvait facilement manipuler, notamment en brandissant la menace de faire retirer un visa de travail aux employées venues de l’étranger. Les ex-employées nous ont affirmé qu’elle aurait eu recours à la «pitié» pour éviter de payer des salaires. Toutes les personnes auxquelles nous avons parlé nous ont dit avoir fréquemment «couru» après leur paye.
«J’ai travaillé plusieurs semaines de suite, sept jours sur sept, rapporte la Française Priscillia Deltombe, qui a commencé à travailler chez Bigarade en 2017. Geneviève me demandait de "faire des miracles" avec les ventes pour qu’elle puisse me payer», rapporte-t-elle.
Une situation médicale précaire l’avait mise en arrêt de travail à l’hiver 2017 sous la recommandation du médecin. «Geneviève m’a convaincue de revenir travailler, soutient la jeune femme qui craignait alors de perdre son visa si elle refusait un retour au travail. Elle me faisait soulever des charges lourdes. J’ai une trompe de fallope qui a explosé au travail, j’ai fait une hémorragie interne et j’ai perdu ma trompe.»
Alors que sa production était entièrement faite près de chez elle à Drummondville, Manon Daneau aurait été encouragée par Geneviève Allard-Lorange à déménager à Montréal, ce qui a obligé celle-ci à louer à ses frais un local à Montréal pour ne pas perdre son emploi chez Bigarade.
Manon se rappelle de nombreux malentendus concernant les priorités de couture. «Je me retrouvais à devoir coudre des affaires sur mesure à la dernière minute et je dormais sur ma table de coupe pour sauver du temps», soutient-elle. En décembre 2016, après deux mois d’aller-retour quotidiens entre Montréal et Drummondville, elle a passé des examens pour une bosse sur un sein. «Après, dans le gros stress, j’ai cousu toutes les commandes que Geneviève avait promis aux clients pour Noël, en travaillant 20 heures par jour. Le 8 février, j’ai appris que j’avais le cancer du sein et Geneviève a utilisé mon cancer pour publier un gros message mélodramatique sur Facebook en disant que les retards de production étaient dus à ma maladie.» En mars, Manon Daneau perdait son emploi pour être plutôt «payée à la pièce», alors qu’elle avait toujours un local à payer.
Camille Goyette-Gingras a vécu «six mois de stress» en tant que couturière chez Bigarade en 2017. «Comme beaucoup d’autres employées, j’avais un horaire fixe, mais j’étais déclarée comme travailleuse autonome.»
Après six mois à l’emploi de Bigarade, Camille était considérée comme une employée senior. «Il y avait un roulement incroyable et Geneviève réussissait toujours à faire en sorte que les employées aient une image négative d’elles-mêmes. Elle me disait que je ne méritais pas le salaire déjà peu élevé que je faisais.»
L’entreprise Bigarade s’est fait avertir par Santé Canada en avril
Par Jean Balthazard
Santé Canada a demandé, en avril dernier, à l’entreprise Bigarade de cesser toute publicité trompeuse sur son site web, après que la compagnie eut utilisé la mention «Approuvé par Santé Canada» pour promouvoir ses masques sans autorisation.
Début avril, Bigarade faisait la promotion de ses masques en mentionnant qu’elle détenait une licence de Santé Canada. Le problème, c’est qu’à ce moment, l’entreprise ne possédait aucune certification pour fabriquer des instruments médicaux de la part de l’agence fédérale.
Santé Canada, informée de cette situation à la suite d’une plainte, a donc demandé à l’entreprise de cesser toute publicité trompeuse sur son site web.
Sur une publication Facebook retirée, datant d’avril, quelques personnes remettaient déjà en doute la validité des masques. «J’espère vraiment que la publication n’est pas une tentative sournoise de vendre un produit en profitant de la vulnérabilité», mentionne l’une d’entre elles.
Pas de réponse
Après avoir vu en avril cette même publication, une employée d’un grand centre hospitalier de Montréal qui préfère garder l’anonymat a d’ailleurs contacté l’entreprise Bigarade pour valider la licence des masques avant de les commander pour approvisionner son secteur non soignant.
Bigarade a toutefois évité, malgré plusieurs courriels, de fournir une quelconque preuve de certification. «En faisant les démarches, je me suis rendu compte qu’il y a quelque chose qui ne tournait pas rond», indique-t-elle.
Bigarade a finalement obtenu sa licence d’établissement d'instruments médicaux à partir du 19 mai 2020, confirme un porte-parole de Santé Canada. Le dossier est considéré comme étant résolu par le ministère.