Qui mérite de nous soigner?

Le cas de Mamadou Konaté, qui est passé d'employé d'entretien en CHSLD à personne menacée de déportation, met en lumière un sombre calcul.
BILLET | «Cette visière protège la personne qui vous soigne.» La phrase est déposée sur le front de Mamadou Konaté, fin trentaine, à l’entretien ménager en CHSLD. Son histoire «irrégulière» ne fait pas encore les manchettes au moment où la photo est prise, et le couvre-feu ne l’a pas encore alourdie, mais il doit déjà en mesurer le sombre calcul.
La pandémie l’aura révélé plus encore, mais l’équation est aussi vielle que le capitalisme (racial) : ce n’est pas la visière qui détermine qui sera protégé, c’est son degré d’(in)utilité.
Un travail essentiel
En avril 2020 les CHSLD respirent à peine et Konaté répond à l’appel du premier ministre François Legault. Embauché comme agent d’entretien en zones chaudes il nettoie, ménage, désinfecte, recommence; contracte la COVID-19, se rétablit, recommence encore. «Merci d’être là pour nous», qu’on répète.
Merci, mais voilà : Konaté est réfugié au Québec depuis 2016, aujourd’hui en situation irrégulière. Et pour lui, le programme spécial de régularisation des «anges gardiens» ne s’applique pas. La récompense circonstancielle ne s’étend pas au-delà des personnes travaillant directement aux soins curatifs des patients, aux soins les plus visibles.
Merci, mais voilà : Konaté sera arrêté en septembre en raison de son statut, passera plusieurs semaines en détention au Centre de surveillance de l’immigration de Laval, sera ensuite libéré sous caution, et est toujours menacé de déportation.
Le travail de Konaté est d’une grande valeur, jusqu’à ce qu’on trace la ligne. Très utile, Konaté, mais de trop; très utile, oui, mais pas assez pour être protégé.
Jusqu'à ce que
Le 18 août 1781, en quittant la côte ouest africaine en direction de la Jamaïque, le Zong a à son bord près de 470 captifs africains à vendre et des provisions pour trois mois. Le navire négrier a été construit pour contenir autour de 220 captifs, mais avec quelques contorsions on doublerait la mise à l’arrivée.
Erreurs de navigation, intempéries, crise. La traversée ne se passe pas comme prévu, s’allonge, et pour le bien du cargo la décision est prise par l’équipage d’alléger le Zong de 130 captifs. D’une grande valeur jusqu’à ce que; très utiles, mais de trop, utiles mais pas assez pour être protégés.
D’une grande valeur mais de trop, et le calcul se répète : les ouvriers chinois après la construction d’un chemin de fer, la main-d’œuvre agricole saisonnière, ces personnes, aussi, arrivées par le chemin Roxham qui livrent, servent, préparent, nettoient, protègent. Comme Souni Idriss Moussa, agent de sécurité en établissements de santé, comme Mamadou Konaté.
«Un moment donné, on trace la ligne où?»
Le calcul, ce calcul-là, n’est pas en crise. Il se peaufine, se raffine, se déplace, mais demeure : le capitalisme (racial), celui de l’esprit du Zong, celui du programme de régularisation des «anges gardiens», mesure le «sacrifiable» par le degré d’(in)utilité.
C’est-à-dire que le curseur s’est évidemment déplacé. De la valeur marchande, à l’utilité, au mérite, mais comme le rappelait François Legault en août dernier, l’équation n’a pas pris une ride : «Un moment donné, on trace la ligne où?» Et cette ligne, son traçage, ses paramètres contemporains, la pandémie les a révélés plus encore : permettre de vivre ou laisser mourir, gracier ou sacrifier.
Reprenons donc du début. Faute de statut, cette visière ne protège pas la personne qui vous soigne. Mais ajoutons aussi : si on mesure le «sacrifiable» par le degré d’(in)utilité, à cela s’ajoute aussi, contexte exceptionnel oblige, un ensemble de mesures aux effets disproportionnés dont la dernière itération est le couvre-feu tout juste reconduit.
Pas de prestation canadienne d’urgence, pas d’assurance maladie non plus, de recours aux tribunaux, de garderie pour les enfants et désormais, une survie économique souvent compromise parce que le «bon jugement des policiers» pourrait mener à la déportation. Pas gracié, donc sacrifié.
«Un moment donné, on trace la ligne où?»
On pourra revenir sur la gestion policière de la crise sanitaire, sur les dangereux précédents qu’elle crée. Mais pour l’instant, dans l’urgence, pour la vie, pour la liberté, pour la sécurité des personnes sans statut, un moment donné, la ligne on ne la trace pas.
La régularisation est une nécessité sanitaire, sociale et historique. La régularisation complète, immédiate et inconditionnelle de toutes ces personnes travaillant, dépensant, se logeant, payant des taxes ici, de toutes ces personnes ici pour vivre et survivre. De toutes ces personnes ici notamment parce qu’en traçant la ligne, les lignes, on a rendu là-bas, chez eux, moins vivable.