Fermetures de comptes: perdre ses milliers d'abonnés Instagram d'un seul coup

Naïla Rabel et Alexandrine Lacelle
Créer, travailler fort, partager, bâtir une communauté... puis perdre le fruit de son travail d’un seul coup. C’est ce que vivent les personnes qui, comme Naïla et Alexandrine Lacelle, ont vu leur compte Instagram subitement fermé pour des raisons pas toujours claires. Les deux créatrices nous racontent leur histoire.
• À lire aussi: Il y a un urgent besoin pour de «vrais cours» d'éducation sexuelle
• À lire aussi: Quand les algorithmes confondent pornographie et pédagogie
Naïla – alias La grosse qui fait des vidéos
Sur Instagram, Naïla, qui a préféré taire son nom de famille, parle de sexe, de racisme, de grossophobie, fait des blagues et partage des photos d’elle, parfois osées. Ça marche: 12 000 personnes la suivent sur son compte @lagrossequifaitdesvideos2.
Mais, à la fin de l'année dernière, elle avait encore plus d’abonnés (16 000) et il n’y avait pas le chiffre 2 à la fin de son nom d’utilisatrice. En octobre 2020, son compte a été définitivement fermé parce qu’il ne respectait pas les conditions d’utilisation d’Instagram.
Naïla n’a jamais pu savoir pourquoi précisément, mais elle s’en doute. Elle est aussi travailleuse du sexe et a utilisé Instagram pour inviter les gens à visiter son compte OnlyFans. En mai 2020, elle en a parlé dans certaines de ses stories, et c’est à partir de ce moment-là qu’Instagram a commencé à lui indiquer que «des activités sexuelles» figuraient dans le contenu qu’elle publiait. Quelques mois plus tard, son compte a été fermé.
Elle s’est donc créé un nouveau profil, @lagrossequifaitdesvideos2, et même un compte de backup, @lagrossequifaitdesvideos1, au cas où. Et elle a fait très attention à ce que ses publications respectent les règles d’Instagram (pas de nudité), mais a encore eu des pépins il y a deux semaines. Un de ses posts enfreignait apparemment les conditions d’utilisation d’Instagram, mais Naïla ne pouvait savoir exactement lequel.
Ses photos de style «boudoir» pourraient-elles être en cause? Pourtant, il n’y a pas de différence entre celles-ci et des publicités de lingerie, tout à fait acceptées par Instagram.
Des trucs pour ne pas se faire bannir
Naïla utilise maintenant plusieurs mécanismes pour se protéger de l’algorithme qui filtre et signale les comptes.
«Pour “travail du sexe”, j’écris “s3x3”. Je mets des photos en carrousel. Comme ça, la première est normale et la deuxième, c’est celle que je veux vraiment mettre», lance-t-elle avec un rire taquin.
Naïla sollicite l’aide d’autres travailleuses du sexe actives sur les réseaux sociaux pour commenter et aimer ses posts, afin de créer du trafic autour des publications et de s'assurer qu'elles ne restent pas dans l'ombre.
Elle a aussi modifié les réglages de son compte en prétendant être un homme, pour diminuer les chances que l’algorithme perçoive un bout de mamelon qui serait un peu visible dans une photo.
Trop de peau
Naïla remarque d’ailleurs qu'il est plus difficile de produire du contenu érotique pour une femme grosse. Alors que les photos de filles en maillot de bain sont monnaie courante sur l’application, les algorithmes semblent s’attarder davantage aux corps plus gros.
«On dirait que, si c’est une grosse en bikini à la plage, c’est clairement trop érotique pour Instagram. Y’a comme trop de peau, trop de seins», souligne-t-elle, amère.
«Ce n’est pas juste censuré sur la sexualité: des publications antiracistes ont été signalées. Les gens sont plus fâchés pour ce que je dis que pour la photo», ajoute-t-elle.
«J’aime ça, parler de plein d’affaires, alors je trouve ça vraiment plate de devoir les séparer, dit-elle en faisant référence aux différents comptes qu’elle s’est créés et qu’elle alimente prudemment. Quand on mélange tout ensemble, je sens que je peux sensibiliser plus de gens. J’aime parler de racisme aux gens qui me suivent pour le travail du sexe. Je veux qu’ils soient, genre: “Quoi?” Les gens venaient pour parler de grossophobie, mais je les surprends avec le féminisme. C’est ça que j’aime», dit-elle.
Alexandrine Lacelle – Une photo virale, un compte supprimé
Il y a près de deux semaines, le compte Instagram d’Alexandrine Lacelle a été supprimé sans avertissement ni explication. Du jour au lendemain, ses contenus qui abordent des enjeux comme la diversité corporelle et de genre ont disparu en même temps que ses 7500 abonnés.
Quelques jours plus tôt, Alexandrine avait publié une photo d’elle en sous-vêtements sur laquelle on voyait sa pilosité pubienne. En quelques heures, la photo est devenue virale, repartagée par des comptes populaires, et son nombre d’abonnés a quadruplé.
Les réactions étaient principalement positives. «Des mamans m’ont écrit parce que leur fille commence à avoir des poils et elles ne savent pas comment aborder le sujet avec elles», explique la Montréalaise de 25 ans, modèle et candidate au doctorat en littérature anglaise.
Des personnes – en majorité des hommes – ont quand même publié des commentaires haineux et sexistes à l’endroit d’Alexandrine. Quelques jours plus tard, son compte était supprimé sans qu'on sache pourquoi: ses publications n’enfreignaient pas les règles d’Instagram.
«Ça a été une bonne montagne russe. Sur le coup, j’ai été très confuse et, après, ça a été la frustration, l’épuisement et l’abandon. J’ai perdu ma plateforme sur laquelle j’ai travaillé et j’ai mis beaucoup d’énergie. Des gens m’écrivaient pour me dire qu’ils se trouvaient dans un safe space sur mon compte», explique celle qui a récemment fait son coming out en tant que personne non binaire.
Aujourd’hui, Alexandrine a un nouveau compte Instagram, @backup_leks, mais se trouve extrêmement limitée, puisque les algorithmes la gardent sous la loupe. Elle a aussi perdu le contrôle de ses contenus repartagés sur d’autres pages, mais dont le crédit ne lui revient pas.
«La violence de la censure va au-delà de mon expérience, nuance-t-elle. Beaucoup de personnes de couleur et LGBTQ+ sont facilement bannies pour ces raisons.»