Longue entrevue avec Le Devoir: Julien Lacroix a-t-il eu raison de parler?

Dans une longue entrevue au Devoir, Julien Lacroix, visé par des allégations d'inconduite sexuelle, revient sur sa dernière année, sur le pardon qu’il n’a pas obtenu de ses présumées victimes et sur ses problèmes de dépendance. Qu'est-ce qui se cache derrière la démarche de l'humoriste, qui songe à un retour sur scène? Comment cette entrevue a-t-elle pu être perçue par les femmes qui l'ont accusé? On en a discuté avec des spécialistes.
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Comment jugez-vous la sortie médiatique de Julien Lacroix? Cette démarche vous apparait-elle sincère?
De l’aveu de Julien Lacroix, aucune thérapie n’a été entreprise en lien avec les agissements inappropriés que ses présumées victimes lui reprochent. Un fait qui traduit une «démarche qui ne sert que les intérêts de l’individu en question», affirme Sandrine Ricci, sociologue et chercheuse doctorale à l'UQAM.
«Un des aspects qui ressort de l’entrevue, c’est qu’il y a une quasi-absence de réflexion sur ses comportements sexuels et sur la question – pourtant centrale – du consentement sexuel.»
En effet, dans l’entrevue, l'artiste fait principalement allusion à la thérapie qu’il a suivie pour régler son problème de consommation. Pour Stéphanie Leduc, sexologue et directrice générale du Regroupement des intervenants en matière d'agression sexuelle (RIMAS), cette absence de réflexion sur ses problèmes de comportement révèle une démarche incomplète.
«Dans une situation de doubles problématiques, quand quelqu’un présente des problèmes de consommation en plus des problèmes de comportement sexuel, il faut absolument aborder les deux par des suivis spécialisés, sinon la démarche est incomplète et on passe à côté de beaucoup de choses.»
Questionné pour savoir s’il a réfléchi à la notion de consentement, l'artiste répond que deux personnes peuvent vivre une même relation sexuelle, «avoir deux versions différentes», et il se peut «que les deux aient raison».
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Pour Sandrine Ricci, c’est ni plus ni moins que la «mise de l’avant d’une conception de la violence sexuelle vue comme une simple question transactionnelle, de communication», ce qui a pour effet de minimiser les gestes qu’il a posés.
Stéphanie Leduc tient toutefois à préciser que la prise de parole peut parfois faire partie du cheminement vers la réhabilitation et que l’on ne devrait pas complètement y fermer la porte.
«En théorie, on ne peut pas être contre la prise de parole des auteurs d’actes répréhensibles. On n’aime pas entendre parler de ça, c’est inconfortable, mais ça fait partie de la solution.»
Les femmes qui l’ont dénoncé en juillet 2020 sont partagées sur le bien-fondé de l’entrevue. Certaines attendent encore des excuses, d’autres dénoncent son manque d’empathie. Quel impact la démarche de Julien Lacroix peut-elle avoir sur les victimes?
Lorsqu’elle voit Julien Lacroix s’exprimer ainsi dans l’espace public, Mélanie Lemay, cofondatrice de Québec contre les violences sexuelles, est persuadée d’assister à une prestation théâtrale qui n’a qu’un seul but: servir Julien Lacroix.
«Pour moi, c’est une façon de détourner l’attention du vrai problème, son comportement, de renverser les rôles et tenter de se victimiser. C’est une stratégie qui est régulièrement employée par les gens qui ont un comportement violent. C’est très invalidant pour les personnes qu’il a marquées au fer rouge», fustige-t-elle.
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Dans l’entrevue, l'humoriste révèle poser des conditions pour offrir des excuses éventuelles: il veut les faire en face-à-face avec ses victimes présumées. Invitées à réagir aux propos qu’il a tenus dans l’entrevue, plusieurs victimes ont exprimé ne pas vouloir le voir, l’une soulignant même qu’elle préfèrerait recevoir des excuses écrites.
«C’est lui qui doit contrôler comment les excuses se produisent et ça renvoie à cette dynamique de contrôle que l’on retrouve dans la violence sexuelle», indique Sandrine Ricci, soulignant qu'à ses yeux, cette démarche semble exclusivement centrée sur ses besoins et non sur ceux de ses victimes.
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Le genre de dynamique qui a un effet «toxique» sur toutes les victimes d’abus sexuels, croit Mélanie Lemay.
«Le minimum, s’il a le moindrement d’humanité, c’est de présenter des excuses. Toutes les survivantes qui ont connu un Julien Lacroix ont mal aujourd’hui.»
Julien Lacroix évoque ses problèmes de consommation. Selon lui, «l’alcool et la drogue font partie de 95% des dénonciations [à son endroit]». Jusqu’à quel point l’alcool peut-il être utilisé pour justifier les comportements dont on l’accuse?
Tous les experts sondés s’entendent pour dire que la consommation d’alcool et de drogue ne peut en rien justifier ce genre de comportements.
«Le problème de consommation est un problème à part entière. Il peut servir de déclencheur, mais il ne justifie en rien les comportements sexuels déplacés. Ce n’est jamais une excuse. Jamais», répond Stéphanie Leduc.
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«Il y a plein de gens qui consomment de l’alcool qui ne commettent pas de violence sexuelle», soutient de son côté Sandrine Ricci.
Mais la consommation, voire l’intoxication à certaines substances, crée un contexte favorable aux agressions sexuelles.
«Les femmes peuvent avoir plus de difficulté à s’extraire de situations à risque ou à identifier que leur consentement n’a pas été respecté, renchérit la sociologue. L’alcool est plutôt un détonateur parmi un ensemble de facteurs, au premier rang desquels on trouve le sentiment de supériorité et le registre de représentation des femmes, perçues comme des êtres à notre service dont on peut disposer pour obtenir de la sexualité.»
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Cette situation, bien souvent, fait porter le blâme aux victimes, dénonce pour sa part Mélanie Lemay. «On leur dit “t’étais tellement torchée, comment tu peux savoir que t’étais pas consentante?”»
Autrefois, l’intoxication était utilisée comme circonstance atténuante à un crime, rappelle Jean-Sébastien Fallu, professeur agrégé à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal. Or, la loi est maintenant claire sur le fait que le consentement doit être explicite, répété, enthousiaste et valide, et celui-ci n’est pas valide lorsqu’une personne est intoxiquée.
«Sachant que les substances affectent le jugement et peuvent invalider le consentement, il faut éviter de proposer une relation sexuelle. Ce n’est pas parce qu’on est intoxiqué qu’on ne le sait pas», note-t-il.
Un «retour à la normale» est-il possible pour les coupables d’agressions sexuelles?
Tout dépend des démarches entreprises, souligne Sandrine Ricci. «Je n’ai pas de réponse en termes de temps, mais certainement que c’est une démarche à long terme.»
D’ailleurs, Stéphanie Leduc estime qu’il n’y a jamais vraiment de fin au processus de réhabilitation. «Il n’y a jamais vraiment de retour à la normale, ou un aboutissement à ce processus. C’est le travail d’une vie. Il faut toujours que les auteurs d’agressions sexuelles soient conscients de leur fragilité et du travail à accomplir.»
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En fait, il n’y a pas de limite de temps qui peut être apposée à ce type de démarche parce qu’on ne peut pas «guérir» du fait d’être un agresseur. Ce n’est pas une maladie, au même titre que l’alcoolisme, par exemple.
«On a tendance à réduire la violence sexuelle à un enjeu de santé publique, alors que ce n’est pas seulement un problème médical, explique Sandrine Ricci. Avec des termes comme “masculinité toxique” ou “épidémie de violence”, on a tout un registre sémantique qui détourne l’attention des causes sociales de la violence sexuelle.»
Le processus de réhabilitation passe-t-il par les victimes? En d’autres termes, est-ce aux victimes de pardonner?
La réhabilitation des auteurs de violence sexuelle repose avant tout sur la responsabilisation de l’agresseur. Les groupes de thérapie pour les hommes violents doivent s’inscrire dans ce principe, car «la tendance sociale est très forte pour blâmer les victimes», note Sandrine Ricci.
C’est pourquoi la rédemption ne peut pas passer par le pardon, explique Stéphanie Leduc.
«Il ne faut pas faire du rétablissement de l’agresseur la responsabilité de la victime, puisque ce serait un poids de plus à porter pour la victime», précise la sexologue.
De plus, attendre le pardon des victimes amenuiserait le processus de réhabilitation des agresseurs, ce qui est néfaste pour tout le monde, poursuit-elle.
«Plusieurs victimes ne pardonneront jamais à leur agresseur, donc certains pourraient ne jamais se réhabiliter complètement, ce qui est mauvais pour la société et le risque de récidives.»