Journal d’une «rénoviction» : le long combat des locataires de la rue Godin

Wendy Keating, à gauche, et Suzie Côté, à droite.
Pendant trois mois, le 24 heures a suivi le quotidien des locataires de deux blocs-appartements de l’arrondissement de Verdun, menacés d’éviction par leur nouveau propriétaire. Entre mobilisation et résignation, récit d’une bataille dont l’issue ne fait malheureusement aujourd’hui plus aucun doute.
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12 octobre 2021 : réception d’un message intriguant
Dans une publication sur Facebook, Suzie Côté, une des locataires du bloc-appartements de 4 logements situé sur la rue Godin, appelle à l’aide après avoir reçu un curieux message via Messenger de la part de Mathieu Gauthier, son «futur propriétaire». Ce dernier lui annonce qu’il deviendra officiellement le nouveau propriétaire à la fin du mois de novembre.
À ce moment de l’histoire, Mme Côté est la seule à avoir reçu ce message. Il faut comprendre que son immeuble est adjacent à un autre bloc de 4 logements qui possède le même propriétaire depuis 2017. Ces foyers se connaissent, et entretiennent de bonnes relations entre voisins.
Voici un extrait du message envoyé par le futur propriétaire, Mathieu Gauthier: «Nous sommes de[s] redéveloppeurs immobiliers et allons convertir l'édifice dans des condos et/ou maisons de ville. Des “renovicteurs” sont des gens qui utilisent le prétexte des rénos pour faire des petites rénos et relouer plus cher, ce qui est illégal et que nous ne font pas.»
Ce dernier lui propose dans ce message de conclure une entente à l’amiable pour le non-renouvellement de son bail qu’elle occupe depuis 10 ans, en échange d’un montant d’argent dont le montant n’a pas été précisé. Une entente qu’elle n’est pas obligée d’accepter, certes, mais qui lui fait peur : elle n’a pas envie de ressentir la pression de quitter son logement et, à terme, que M. Gauthier trouve quand même un autre prétexte pour l’évincer.
Une pratique courante chez les «rénovicteurs» est d’ailleurs de proposer un montant d’argent afin d’expulser la personne rapidement et de lui mettre la pression, explique l’organisatrice communautaire Margot Silvestro du comité d’action des citoyennes et citoyens de Verdun (CACV).
D’ailleurs son organisme a colligé plusieurs témoignages à l’endroit de Mathieu Gauthier concernant ses pratiques dans le quartier. Mathieu Gauthier est un nom qui revient souvent auprès de l’organisme de la part de locataires qui s’opposent à leur éviction. «On a des informations sur ses derniers achats [dans le quartier]. On est en contact avec un ancien locataire. Dans des lettres envoyées aux locataires, ce dernier se vante même d’avoir acquis au moins une vingtaine de blocs », indique l’organisatrice communautaire.
Dans la lettre envoyée à une locataire, M. Gauthier indique ainsi rénover de vieux bâtiments depuis environ 15 ans et souhaite transformer complètement l’édifice «de fond en comble, et en vendant par la suite des parties de l’édifice, en copropriété indivise.»
Interrogé par le 24 heures, M. Gauthier s’est montré affirmatif quant à ses plans. «Nous n'avons jamais gardé d'appartements et ne planifions pas en garder dans ces blocs, comme dans tous nos projets. Nos intentions sont claires, elles n'ont pas changé depuis le début. Elles sont parfaitement légales et respectent tous les règlements et lois en vigueur», indique-t-il.
14 octobre 2021 : réunion au sous-sol
Aux immeubles de la rue Godin, certains occupants habitent les lieux depuis plus de 30 ans. Une septuagénaire habite un appartement depuis 55 ans. Au total, ce sont donc 7 des 8 locataires qui décident de se mobiliser.
Afin de garder l’histoire cohérente, on s’est concentrés sur deux foyers. Celui de Suzie Coté, qui habite le logement depuis une dizaine d’années avec son mari et ses deux enfants. Et celui de Wendy Keating, qui habite l’endroit avec sa fille. Elle y vit depuis plus de 30 ans. Après le décès de son mari, elle a rénové complètement le sous-sol (à ses frais avec l’accord de l’ancien propriétaire) et la cour arrière en y investissant environ 12 000$.
Suzie Côté organise une première rencontre avec les autres locataires des deux immeubles dans le sous-sol de Wendy Keating, le 14 octobre dernier. L’autre bloc adjacent ne semble pas encore concerné par la vente... mais cela ne saurait tarder: selon Mme Keating, le nouveau propriétaire a visité son appartement quelques mois auparavant, en juin 2021, avec son partenaire d’affaire Dominic Giard.
Ils discutent de leur situation et de leurs recours possibles pour éviter d’en venir à devoir quitter leur logement. Encore à ce moment précis, Suzie Côté est la seule à avoir reçu une proposition du futur propriétaire, mais les autres s’attendent à se voir rapidement proposer une somme d’argent.
Mme Keating évoque alors une rencontre avec le comité logement du quartier, le CACV, et le conseiller de la ville à Verdun, Sterling Downey. «J'appelle un avocat dès que je suis approchée par Mathieu Gauthier», ajoute Wendy Keating.
D’ailleurs, M. Gauthier est aussi un ancien voisin. Il a déjà habité de l'autre côté de la ruelle, assure Wendy. «Nos enfants jouaient avec ses enfants [...] On était tous des amis», poursuit Mme Keating sur celui qui sera bientôt propriétaire des deux immeubles.
4 novembre 2021 : refus et manifestation
Un mois après la rencontre dans le sous-sol, tous les locataires ont maintenant reçu une lettre écrite leur offrant une somme d’argent contre les clés de leur appartement.
Pour s’y opposer, la mobilisation s’est déjà tranquillement organisée. L’achat des deux blocs n’a pas encore été finalisé. Selon les informations obtenues par les locataires, l’achat d'un l’immeuble sera conclu à la fin du mois de novembre, et l'autre à la fin décembre.
Avec l’aide de leur comité logement, les occupants des deux blocs organisent une manifestation devant les deux immeubles. Une cinquantaine de personnes se réunissent pour appuyer les voisins dans leur démarche.
« Ça, c’est le Plateau [Mont-Royal] numéro 2», dit Jody Aveline qui habite non loin de là. Ce dernier dit avoir vu une dizaine de flips immobiliers dans le quartier ces dernières années. «Ah man, c’est fatiguant. Cela n’arrive pas à un seul endroit !»
Les manifestants commencent à marcher dans les rues du quartier pour se faire entendre et crier haut et fort leur indignation. «Pour le droit au logement», «Pour Mathieu Gauthier, un aller simple hors du quartier», «À qui Verdun, à nous Verdun», lancent-ils tous en cœur.
Pour conclure la protestation, les manifestants se rendent sur le perron d'un immeuble à logement appartenant à M. Gauthier, visiblement en rénovation. Wendy Keating dépose un courrier dans la boîte aux lettres. Le document, signé par tous les locataires, indique que ces derniers refusent l’entente et toute négociation avec M. Gauthier, et qu’ils souhaitent rester dans leur logement.
«J’ai invité les locataires à entamer une discussion, avant d’acheter, dans le but d’en arriver à une entente à l’amiable, car je ne voulais pas qu’ils reçoivent ces mauvaises nouvelles juste avant Noël, écrit M. Gauthier qui assure une nouvelle fois agir en toute légalité. Je ne comprends toujours pas l’acharnement à tenter de diaboliser cette action, qui était remplie de bonnes intentions.» Il dit posséder six immeubles à Verdun, qui vont tous être convertis en copropriétés indivises.
7 décembre 2021 : conseil municipal de Verdun
Le cas des locataires de la rue Godin se rend jusqu’au conseil municipal de Verdun, où la mairesse, Marie-Andrée Mauger de Projet Montréal, s’exprime sur les pratiques du propriétaire.
Plusieurs locataires de la rue Godin se présentent alors au conseil municipal de l’arrondissement de Verdun pour revendiquer une réglementation sur les «rénovictions». Une pétition de plus de 1200 signatures est remise en main propre à la mairesse.
«Est-ce que les élus de Verdun qui siègent au Conseil municipal peuvent s’engager à faire adopter par la Ville, et par les arrondissements, des mesures réglementaires afin de protéger efficacement les locataires contre les ''rénovictions''?», lance aux élus Louise Constantin, présidente du conseil d’administration du CACV.
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La mairesse de l’arrondissement de Verdun, Marie-Andrée Mauger, rétorque qu’il n’est pas chose facile de voter des règlements contre les «rénovicteurs» dans les limites du champ de compétence du municipal. «C’est une des choses les plus difficiles, car on se sent impuissant», a-t-elle dit.
«M. Gauthier, dans sa lettre, dit que ces pratiques sont légales, encouragées par l’arrondissement et par certains élus, continue-t-elle. En aucun cas, il ne peut parler au nom de l’arrondissement ni d’aucun des membres du conseil. Je n’approuverai jamais de telles pratiques.»
De son côté, Mathieu Gauthier soutient que «la mairesse pourrait ne pas être au courant de conversations privées qu’[il] a eu avec d'autres politiciens au fil des années, à Verdun.»
Temps des Fêtes 2021 : la résignation
Le temps des Fêtes arrive et avec lui le temps du découragement. Par crainte de devoir quitter tôt ou tard leur logement, 6 des 7 locataires mobilisés décident de s’entendre avec M. Gauthier et de négocier les conditions de leur départ, ne souhaitant pas se rendre au Tribunal administratif du logement (TAL).
Wendy Keating a ainsi décidé de signer une entente avec M. Gauthier, la compensation financière proposée par ce dernier restant confidentielle. «Je dois dire que je suis contente du résultat. La petite fortune que j'ai dépensée pour entretenir le logement a été prise en compte. C’est un moment très amer, mais en même temps, mon stress va enfin diminuer», écrit-elle.
Janvier 2022 : le combat continue pour une dernière locataire
Suzie Côté, qui était la première à avoir reçu une proposition d’entente, est finalement la dernière à résister. Après avoir refusé de signer une entente avec M. Gauthier avant le 1er janvier, elle s’est vue remettre par ce dernier un avis d’éviction pour agrandissement substantiel du logement, un procédé qui lui permettra de fusionner deux appartements. Selon le TAL, cet avis doit être remis six mois avant la fin du bail, qui se termine le 30 juin 2022 pour Mme Côté.
Réfléchissant à ses options, Mme Côté a maintenant un mois pour refuser et contester l'avis au TAL. Lors de l'audience, le locateur devra prouver qu'il entend réellement agrandir le logement.
Si elle ne répond pas avant la fin du mois de janvier, elle devra cependant quitter le logement à la fin de son bail. M. Gauthier devra payer une indemnitée de trois mois de loyer et des frais raisonnables de déménagement à la locataire évincée, encore selon le TAL.
«S’il avait envoyé quatre avis d’agrandissement, il aurait été plus facile de le traduire en justice», explique Margot Silvestro . Mais avec une seule personne concernée, les autres préférant quitter leur logement de leur propre chef, il est plus simple pour lui de donner un avis à un locataire et d’aller de l’avant avec son projet d’agrandissement avec l’appartement voisin déjà vacant, souligne-t-elle.
Fatiguée, mais pas découragée, Mme Côté a décidé de continuer le combat avec le comité logement de son quartier. Histoire à suivre, donc.