Le Manoir Lafontaine bientôt vendu: rencontre avec les irréductibles Gaulois qui disent avoir gagné la guerre

L’heure est à la fête pour les 13 derniers locataires du Manoir Lafontaine depuis l’annonce de la vente imminente de l’immeuble à un organisme de logement social, mettant un terme à près de deux ans de confrontation avec leurs propriétaires. Rencontre avec quelques-uns de ces 13 derniers Gaulois qui disent avoir «gagné» la guerre, mais aussi des «amitiés».
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Les murs sont défraîchis, le plafond est en mauvais état, l’ascenseur ne fonctionne plus: difficile de passer sous silence l’état actuel de certains logements abandonnés de cet immeuble de 14 étages devenu le symbole de la crise du logement à Montréal. Est-ce que des gens viennent parfois squatter les lieux? «Non, on contrôle à qui on donne le code d’accès du bâtiment», assure Loan Nguyen, locataire de l’immeuble.
Les derniers occupants sont d’avis que cette institution du Plateau-Mont-Royal aura certainement besoin d’une petite cure de rajeunissement dans les prochains mois.
Qu’est-ce qui bloquait alors avec leurs locateurs qui souhaitaient réaliser ces travaux? «On ne voulait pas que ce soit fait n’importe comment», justifient les derniers locataires. Voilà le cœur même de leur discours depuis le début de cette mobilisation.
Ils sont bien conscients de l’impact de cette lutte: elle aura mené à la préparation d'un projet de logements abordables pour la somme de 38 millions $ par l’organisme de logement social Interloge si la vente se concrétise. «Nous avons une offre d'achat acceptée [et] nous sommes à l'étape du financement», confirme le directeur général de l’organisme, Louis-Philippe Myre.
Si cette étape est franchie, cela marquerait donc la fin de cette lutte entre les locataires et leurs propriétaires actuels. Bilan de cette saga avec les 13 derniers Gaulois.
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Une lutte de près de deux ans
Avant d’aller plus loin, voici un petit résumé des événements.
Le 30 mars 2021, les propriétaires du Manoir Lafontaine, Jeremy Kornbluth et Brandon Shiller, de l’importante société immobilière Hillpark Capital, ont distribué aux 90 portes du Manoir un avis d’évacuation pour travaux majeurs pour une période d’au moins sept mois à compter du 30 juin 2021.
Les réparations devaient concerner les systèmes mécaniques et électriques, le remplacement de la toiture et l’élimination d’amiante dans les murs de l’immeuble construit en 1966, entre autres.
Craignant que ce ne soit qu’un prétexte pour tenter de les évincer, les locataires ont créé un comité afin de contester trois aspects de cet avis d’évacuation: la nécessité de quitter leur logement lors des travaux, le montant d’argent en compensation jugé «dérisoire», et la bonne volonté des propriétaires de ne pas transformer leurs logements abordables en condos de luxe.
Cette mobilisation aura culminé par une manifestation réunissant plus d’une centaine de personnes en avril 2021. Le relogement a finalement été annulé en attendant que le cas soit entendu au Tribunal administratif du logement (TAL).
La cause, entendue en mai 2022, a été une victoire sur toute la ligne pour les locataires: le tribunal a reconnu dans une décision de 40 pages qu’il était illégal pour les propriétaires de l’immeuble de demander aux locataires d’évacuer leur logement pour des travaux, puisque ceux-ci visaient à changer la forme des logements.
Un passage bien incisif de la décision rendue soulignait que le locateur démontrait «peu de considération» envers «ses locataires et leurs droits».
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«20 livres de stress en moins»
Depuis cette victoire au TAL, les locataires attendaient la suite des choses. Puis, la nouvelle de l'immeuble qui serait sur le point de passer aux mains d’Interloge pourrait venir clore l’histoire avec leur locateur Hillpark Capital. Ils se sont réunis une ultime fois en compagnie de 24 heures pour faire un bilan de leur combat.
Ginette Giguère, qui habite l’immeuble depuis 1983, ne cache pas ses sentiments. «J’ai perdu 20 livres de stress en apprenant l’annonce», se réjouit-elle, dès le début de la rencontre.
En avril 2021, 24 heures avait rencontré deux locataires stressées qui attendaient le jugement du TAL. Comment vont-elles, aujourd’hui?
La locataire Renée Thifault habite l’immeuble depuis 14 ans. La vente du Manoir a délivré la dame de sa constante nervosité et depuis, son sourire est de retour. «Le poids est tombé au mois d’août avec l’annonce de la vente. À un moment donné, j’avais même peur de mon ombre...», exprime la femme de 69 ans.
Le droit au logement, protégé par la Charte des droits et libertés de la personne, aura changé sa vie. Mme Thifault milite aujourd’hui pour Québec solidaire dans son comté et n’hésite pas à raconter son parcours aux locataires qui hésitent à défendre leurs droits jusqu’au TAL. Pour la dame, il est hors de question de quitter son logement à présent: «Je veux mourir ici.»
De son côté, Maggie Sawyer, qui occupe son logement depuis 1969 et paie un loyer de 575$ pour un deux pièces et demie, a su pour la vente de l’immeuble à Interloge au moment de sa rencontre avec 24 heures. La joie de la coiffeuse de 89 ans était palpable, sachant très bien qu’elle n’aurait jamais pu se reloger avec les prix actuels du marché.
«C’est l’apprentissage d’une vie»
Pascal Lavoie et Loan Nguyen sont les deux porte-parole de cette cause depuis le début. Ils sont bien au fait que l’histoire du Manoir Lafontaine a créé un précédent, notamment avec la victoire au TAL. Selon eux, le jugement a fait comprendre la nécessité de préciser la nature des travaux dans un avis d’évacuation pour qu'il soit bien compris par le locataire et par des professionnels.
«C’est l’apprentissage d’une vie», n’hésite pas à lancer Pascal, qui avait déjà une expérience de mobilisateur lors de la grève étudiante de 2012 comme président d’une association.
Il est peu commun de voir un immeuble vendu à la suite d’une mobilisation de locataires, mais ce n’est pas une première, souligne-t-il.
À titre d’exemple, il cite la lutte des locataires de la Cité du parc – situé non loin du Manoir Lafontaine –, qui a mené à l’une des plus grandes coopératives de logement au Canada dans les années 1980.
D’anciens locataires du Manoir Lafontaine, qui ont signé une entente pour libérer leur logement, regrettent aujourd’hui leur départ, selon la porte-parole du comité, Loan Nguyen. «On a perdu des soldats en cours pendant la bataille. Mais à la fin, on a gagné la guerre.»
Le comité des locataires du Manoir Lafontaine a par ailleurs reçu la médaille de l’Assemblée nationale du Québec en juin dernier des mains de leur députée de comté, Manon Massé, pour souligner leur lutte pour le droit au logement.
Un lien unique entre les 13 derniers Gaulois
Les locataires du Manoir Lafontaine se connaissaient très peu, avant 2021. En fait, ils s’adressaient rarement la parole, s'en tenant à de simples salutations dans le corridor.
Mais depuis, c’est tout le contraire. «En plus de gagner la bataille, on a gagné des amitiés», constate Loan Nguyen, en repensant à ce long parcours.
Les locataires ont organisé d’innombrables pique-niques dans le parc La Fontaine – situé en face de l’immeuble – afin d’organiser cette mobilisation. L’idée des fameuses banderoles bleues accrochées au balcon qui ont marqué l’imaginaire des passants a notamment été proposée lors d’une réunion du comité. Le concept a depuis été repris par plusieurs comités de logement, notamment lors d’une action pour dénoncer les rénovictions le 1er juillet 2021.
Avec du recul, est-ce que les locataires auraient changé quoi que ce soit à leur combat? «Absolument rien», répond simplement le porte-parole Pascal Lavoie. «Si notre combat peut servir de modèle, c’est déjà beaucoup», ajoute pour sa part Renée Thifault.
Force est de constater que le temps aura effectivement donné raison à leur cause.