Une pièce de théâtre pour dénoncer le racisme antiasiatique et la perte d’identité
Rapport à la blancheur, «colonisation» des esprits, vengeance de la Chine sur l'Occident: un classique revisité

Au Théâtre Aux Écuries, trois actrices d’origine chinoise revisitent la célèbre pièce de Jean Genet, Les Bonnes. Ensemble, elles parlent de leur rapport amour-haine à la blancheur et dénoncent la «colonisation» de leur esprit. Elles tentent aussi de prendre leur revanche sur le racisme antiasiatique, encore bien ancré dans la société. 24 heures les a rencontrées.
Dans Les Bonnes, deux servantes se révoltent contre leur rang social en imitant une femme riche de la haute bourgeoisie, Madame, qu’elles rêvent secrètement d’empoisonner.
Dans Bonnes bonnes, de Sophie Gee et sa coautrice Tamara Nguyen, trois femmes d’origine chinoise se révoltent cette fois contre le racisme antiasiatique, les clichés et certaines blessures de l’enfance liées à leur recherche identitaire.
Elles savourent aussi un peu la revanche de la Chine sur l'Occident, des immigrés chinois et fils d’immigrés sur leurs cultures d’adoption, au premier rang desquelles le Québec et le Canada.
Jouer aux Blanches pour sentir le pouvoir
«Je voulais parler de mon expérience personnelle liée au racisme, de mon propre racisme intériorisé, mais aussi du fait que je ressens aujourd’hui un désir de vengeance», explique la metteuse en scène et interprète de Bonnes bonnes, Sophie Gee.
«Dans la pièce de Jean Genet, les deux bonnes veulent jouer Madame... Moi, ça me rappelle que je voulais jouer une personne blanche dans ma vie personnelle, dans ma vie professionnelle. Sur scène, les Chinoises veulent jouer aux Blanches pour sentir le pouvoir. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai invité d’autres femmes chinoises sur scène.»
«Je n’avais pas le droit de dire que j’étais québécoise»
Pour l’actrice Meilie Ng, cette pièce est aussi une façon de revisiter l’identité des enfants d’immigrés, de ceux qui ne sont pas vraiment d’ici, même s’ils sont nés ici.
«Même si je suis née au Québec, que j’ai grandi ici, de mon temps, je n’avais pas le droit de dire que j’étais québécoise, je n’étais pas pure laine», confie l’actrice de 35 ans, dont la famille d’origine chinoise s’est un temps établie sur l’île Maurice avant d’immigrer au Québec, il y a une quarantaine d’années.
«C’est lorsque je suis allée vivre à Toronto que je suis devenue québécoise, à cause de mon accent. On ne m’avait jamais dit ça au Québec, parce que je n’ai pas l’air d’une Québécoise... J’ose penser que ça change un peu.»
«Oh my God, ça, c’est moi?»
Sophie Gee a placé la perte de repères quant à sa propre identité au cœur de l’adaptation des Bonnes. La metteuse en scène se souvient, par exemple, quand elle était à l’école et que ses amis se moquaient de son accent, de l’accent des Chinois.
«Je riais aussi parce que je voulais m’intégrer aussi! Quand je passais devant un miroir, je me regardais et je me disais: “Oh my God, ça, c’est moi?”»
«Aujourd’hui, je me demande: pourquoi est-ce que je faisais ça?»
Le Québec, une société de Blancs
La danseuse et interprète Charo Foo Tai Wei est la troisième personne sur la scène du Théâtre Aux Écuries. Originaire de Singapour, elle vit au Québec depuis une bonne vingtaine d’années. Son regard sur le manque d’inclusion de la société québécoise est sans appel.
«Le Québec est avant tout une société de Blancs. Et en tant qu’asiatique, on ne sent pas qu’on est 100% les bienvenus. C’est mon expérience et c’est ce que je trouve le plus triste», déplore Charo Foo, qui a notamment travaillé sept ans aux côtés de Robert Lepage pour la pièce Le Dragon Bleu.
Une petite vengeance intérieure
Dans Bonnes bonnes, la revanche des trois protagonistes sur une société qui les a fait se sentir chinoises avant tout se fait aussi sur le terrain politique. Et ce, alors même que l’ordre mondial est en train de changer et que la Chine va bientôt dépasser les États-Unis sur le plan économique, comme un joli pied de nez à l’histoire.
«La Chine, c’est le prochain pouvoir impérialiste. Mais le capitalisme comme revanche du racisme, est-ce vraiment une bonne chose?», se demande Sophie Gee, dans ce qui ressemble à un teaser de Bonnes bonnes.
«J’avoue éprouver de la satisfaction d’entendre que la Chine va gagner sur le terrain du capitalisme. C’est ironique. J’ai lu l'histoire d’une usine rachetée par des Chinois dans un petit village. Les Chinois sont devenus les patrons de dizaines d’employés blancs. J'ai ressenti de la satisfaction. Pourquoi? J’ai pourtant aucun lien avec ça et je n’aime pas le capitalisme», explique la metteuse en scène.
«Peu importe qui est au sommet finalement, vous avez toujours ce système basé sur l’exploitation. C’est vraiment ce que je voulais remettre en question».
L’odeur des lunchs
Enfin, last but not least, la pièce offre aussi aux trois actrices l’occasion de faire un gros doigt d’honneur à tous ceux et celles qui se moquent de l’odeur de la cuisine asiatique.
Car la vengeance − un plat qui se mange froid − est un autre thème abordé dans la pièce de Genet. Dans Bonnes bonnes, elles vont donc cuisiner de la sauce chili sur scène pour se venger de toutes les blessures du passé liées à leurs origines.
«Quand j’étais jeune, une fois, j’avais apporté des nouilles pour mon lunch et tous les enfants avaient dit que ça puait», confie Sophie Gee, qui en rigole désormais.
«J’ai donc eu envie de remplir un espace de Blancs avec notre odeur. Et on va manger devant eux et on ne va pas partager. Ce sera notre petite vengeance!»
Bonnes bonnes, de Sophie Gee et Tamara Nguyen, sera présentée au Théâtre Aux Écuries dès le 11 avril 2023.