Sommes-nous entrés dans «l’ère du feu»? | 24 heures
/environment

Sommes-nous entrés dans «l’ère du feu»?

Image principale de l'article Sommes-nous entrés dans «l’ère du feu»?
AFP

Plus de 15 millions d’hectares ont brûlé cet été au Canada, relâchant plus de gaz à effet de serre que l’ensemble des activités humaines qui ont lieu au pays en une année. Sommes-nous entrés dans «l’ère du feu»? C’est ce que croit un historien américain. Voici ce qu’il en est réellement.

Deux études importantes sont parues coup sur coup cet été. La première nous confirme ce dont on se doutait déjà: les changements climatiques ont joué un rôle important dans la formation des feux de forêt québécois. Ils ont rendu deux fois plus probables les conditions météorologiques extrêmes qui leur sont favorables et les feux 50% plus intenses.  

L’autre confirme ce qu’on redoutait: une partie des forêts québécoises qui ont brûlé durant cette période ne se régénérera probablement pas.  

En août 2022, le professeur Stephen J. Pyne de l’Arizona State University est devenu viral avec son livre The Pyrocene: How We Created an Age of Fire and What Happens Next (Le pyrocène: comment nous avons créé une ère du feu et ce qui arrive ensuite). 

Dans cet ouvrage, l’historien environnemental argue que l’humain est entré dans le pyrocène, une ère géologique similaire à l’ère glaciaire, caractérisée par l’ingérence humaine dans son environnement en conséquence de son pouvoir monopolistique sur le feu. Résultat: une pyrogéographie, un territoire défini par les mégafeux. 

Un territoire changé à jamais 

Au Québec, le professeur Yan Boucher, directeur de l’Observatoire régional de recherche sur la forêt boréale, s’est penché sur les 1,5 million d’hectares partis en fumée au cours des derniers mois.  

Ce qu’il a découvert est inquiétant. Sur près de 300 000 hectares, il craint un accident de régénération.  

«On pense que la trajectoire va évoluer vers des landes forestières. Quand on parle de résilience, c'est un cas éloquent. On va passer d'une forêt vers un état non forestier», explique-t-il.  

C’est que les peuplements qui ont brûlé dans cette zone étaient trop jeunes pour se régénérer. 

«Ce sont des forêts dominées par l’épinette noire qui avaient été touchées dans les derniers 50 ans par des feux et des coupes forestières», précise M. Boucher.  

Une forêt qui a moins de 50 ans a peu de chances d’avoir produit des graines et donc de se régénérer naturellement. 

C’est notamment ce qui est arrivé au parc national des Grands-jardins, dans Charlevoix, dont un secteur a été ravagé par des feux en 1991 et 1999 et qui commence à peine à se régénérer.  

Notre puits de carbone est mort 

Au Canada, plus de 15 millions d’hectares ont brûlé entre janvier et août 2023. Ces mégafeux ont relâché dans l’atmosphère plus d’un milliard de tonnes de GES (éq. en co2) selon les données de Copernicus, le programme d’observation de la Terre de l’Union européenne. C’est plus de GES que ce qu’émet l’ensemble des activités humaines au pays en une année. 

«Ça nous rend le travail de réduction pas mal plus difficile», souligne la biologiste forestière et spécialiste des changements climatiques Catherine Potvin.  

«Notre forêt, qui était supposée être notre alliée, en a émis autant que nous. Notre besoin de réduction a doublé», dit-elle. 

En fait, depuis 2002, la forêt canadienne n’est plus un puits de carbone. Elle est maintenant une émettrice nette. 

«Quand le protocole de Kyoto a été négocié, le Canada ne voulait rien faire parce qu'il disait: ma forêt va tout capter», se souvient la chercheuse.  

Mais, dès quelques années plus tard et depuis ce temps, les épidémies d’insectes dans l’Ouest canadien et, bien sûr, les feux de forêt, ont transformé notre puits de carbone en émetteur. 

Tout ces GES relâchés dans l’atmosphère y demeurent et accélèrent le réchauffement climatique.  

Avons-nous basculé? 

Ce que les scientifiques redoutent, c’est l’atteinte d’un « point de bascule » tel que défini par le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC). 

«C'est le moment où l'écosystème arrête de capter du gaz carbonique pour commencer à en émettre», précise Catherine Potvin. 

«À partir de ce moment-là, la roue s'emballe et tous nos efforts pour essayer de contrôler le climat se font à contre-courant», illustre-t-elle. 

Avons-nous atteint ce point fatidique? Évelyne Thiffault, ingénieure forestière et professeure agrégée au département des sciences du bois et de la forêt de l’Université Laval, tempère.  

«Il faut nuancer parce qu'il y a déjà de grandes variations dans la forêt boréale. Elle fait le tour de l'hémisphère nord. Tout ce biome ne va pas disparaître. Mais il y a des endroits qui vont changer», dit-elle, avouant être inquiète pour l’Ouest canadien.  

«Ils sont sur une lancée qui suit les projections climatiques et celles-ci sont beaucoup plus pessimistes pour l'Ouest que pour l'Est. Des feux catastrophiques, ils en ont année après année», mentionne-t-elle. 

Le professeur Yan Boucher de l’Université du Québec à Chicoutimi parle pour sa part de probabilités. 

«Pour l’instant, 2023 était une année extraordinaire. Mais les chances que ces événements-là se répètent augmentent à mesure que la température augmente. Si on poursuit vers notre augmentation de température et qu'on dépasse les records, année après année, on peut assister à un point de bascule parce que ces forêts-là vont avoir beaucoup de difficulté à se régénérer», dit-il.  

Mais pour Catherine Potvin, il est très clair qu’on s’approche dangereusement du point de bascule... à moins qu’on soit déjà en train de glisser.  

«Les forêts sont en train de devenir émettrices. Il y a vraiment des données sérieuses qui démontrent que c'est une tendance lourde de la plupart des écosystèmes forestiers du monde. Nous, on avait été relativement épargnés au Québec, mais là c'est assez clair qu'on ne l'est plus», croit-elle.  

Trop peu trop tard

Les écosystèmes sont «formidables», ils vont rebondir, précise la spécialiste. Mais les GES qui ont été émis ne vont pas disparaître et notre budget carbone mondial est presque épuisé.  

Les forêts partent en fumée beaucoup plus rapidement que le rythme auquel on peut les reboiser. On peut planter différentes espèces, plus résilientes dans un climat changeant, mais, ultimement, il faut réduire nos émissions de GES et revoir nos attentes envers le territoire forestier, affirme Évelyne Thiffault. 

«On ne peut pas attendre encore 10 ans pour que nos politiques climatiques deviennent efficaces», insiste Mme Potvin.  

Tel un mot-clic qui fait réagir et sur lequel les médias se sont jetés, le pyrocène n'est qu’une théorie. 

Mais avec l’actualité des dernières semaines, impossible de ne pas reluquer de ce côté. 

À lire aussi

Vous pourriez aimer

En collaboration avec nos partenaires